AMNESTY INTERNATIONAL
COMMUNIQUÉ DE PRESSE
AILRC
19/09/2014
Un temps pour pleurer, un temps pour danser
Par Conor Fortune, rédacteur au Service de presse d'Amnesty International, récemment rentré de Saint-Pétersbourg
Ekaterina
Khomenko avait la gorge tranchée quand un balayeur l'a trouvée, dans
une voiture dont le moteur tournait encore, à Saint-Pétersbourg début
septembre.
Selon
certaines informations parues dans les médias, la police a d'abord
laissé entendre – chose incroyable – qu'elle pourrait s'être suicidée.
Une enquête est maintenant en cours pour déterminer les causes réelles
de la mort de cette jeune femme de 29 ans. Les autorités n'excluent pas
la possibilité qu'elle ait été attaquée en raison de son orientation
sexuelle : elle était ouvertement lesbienne et donnait des cours de
tango à des couples homosexuels.
Quelques jours avant sa mort,
un extrémiste avéré avait publié des propos haineux et des menaces sur
une page de réseau social qu'elle alimentait, en réaction à une photo
qu'elle avait diffusée montrant deux femmes pratiquant cette danse
argentine sensuelle dans une station de métro.
Quel que soit son
mobile, le meurtre d'Ekaterina a provoqué une onde de choc au sein du
petit réseau très actif d'organisations de défense des lesbiennes, gays,
bisexuels et
transgenres (LGBT) de Saint-Pétersbourg. Lorsque j'ai rencontré
certains de ses membres cette semaine, ils étaient visiblement
bouleversés.
Ils sont malheureusement habitués à l'homophobie qui
dégénère souvent en agression. Et ils sont habitués à un manque de
réaction des autorités face à la violence envers les LGBT en Russie. Les
crimes commis à l'encontre de personnes en raison de leur orientation
sexuelle ou identité de genre réelle ou supposée ne sont pas couverts
par la législation russe relative aux crimes motivés par la haine.
Cependant
les militants LGBT, bien qu'horrifiés et indignés par cette tragédie,
sont déterminés à poursuivre le combat visant à encourager une plus
grande tolérance à Saint-Pétersbourg et partout en Russie. Ils veulent
amener un climat qui leur permette de vivre, d'aimer, de respirer
librement en étant eux-mêmes.
Telle est la motivation du
festival QueerFest,
événement annuel aujourd'hui incontournable, qui démarre à
Saint-Pétersbourg ce jeudi 18 septembre. Au cours de cette sixième
édition, il proposera pendant 10 jours de nombreux débats, séminaires et
spectacles dans deux salles du centre-ville.
C'est en tout cas ce que les organisateurs espèrent.
L'an
dernier, une quarantaine de salles ont refusé de participer avant
qu'ils retiennent finalement des lieux situés en périphérie de la ville.
Polina Andrianova, directrice de « Coming Out » – l'organisation qui
est derrière le QueerFest – m'a indiqué qu'elle espérait pouvoir garder
au moins une des deux salles actuelles. Alors que l'agenda et les
intervenants sont prévus depuis un moment, étant données la peur et les
menaces auxquelles la communauté LGBT est actuellement confrontée, les
lieux finaux et d'autres informations n'ont été révélés qu'à la dernière
minute.
Des problèmes menacent en
permanence les organisateurs de ce type d'événements et des troubles viennent souvent les perturber.
En
novembre dernier, pas moins de cinq alertes à la bombe ont interrompu
le festival international de cinéma LGBT « Side by Side » (Bok o Bok),
plus grand événement de ce genre en Russie. L'organisatrice, Gulya
Sultanova, m'a raconté que les autorités venaient, parfois en plein
milieu d'une projection, et évacuaient tout le bâtiment pour chercher
des explosifs après que des individus non identifiés avaient,
soi-disant, appelé pour les alerter. Invariablement, aucune bombe
n'était trouvée et les films reprenaient une heure ou deux après
l'interruption.
« Après la première fois, nous avons compris que c'était faux », a-t-elle déclaré.
D'autres tentatives évidentes visant à faire échouer le festival ont eu lieu.
Des
groupes de jeunes se présentaient et tentaient d'entrer,
vraisemblablement en vue
de provoquer des ennuis. La participation de mineurs à des événements
ayant trait aux droits des LGBT fait partie des choses présumées
illicites depuis juin 2013, date à laquelle un projet de loi sur la «
propagande de l’homosexualité auprès de mineurs » a été adopté par la
Douma avant d'être promulgué par le président Vladimir Poutine. «
Présumées », car personne ne semble totalement sûr de ce que recouvre le
terme « propagande » et cette loi a rarement été mise en application.
Néanmoins,
elle fait autant de mal que de bruit. Cette nouvelle loi a généré des
craintes et des pressions supplémentaires pour les personnes LGBT dans
le pays. Les organisateurs d'événements tels que « Side by Side » et le
QueerFest s'exposent à de lourdes amendes s'ils ne font pas figurer la
mention « 18+ » (interdit aux moins de 18 ans) sur leur matériel
promotionnel et ne s'assurent pas qu'aucun mineur ne participe.
Selon Gulya, un groupe de jeunes est parvenu à s'introduire
lors d'une projection du dernier festival « Side by Side », malgré un
contrôle des passeports à l'entrée. Une fois à l'intérieur, ils ont
commencé à crier aux journalistes présents qu'ils étaient mineurs et
choqués par les informations auxquelles ils étaient exposés. Un
responsable de Saint-Pétersbourg exprimant énergiquement ses opinions
homophobes, qui était sur place, leur a emboîté le pas en accusant,
semble-t-il, les organisations LGBT de forcer les jeunes à être là.
Cette
curieuse scène s'est rapidement dissipée, mais un quart d'heure après,
des policiers ont annoncé qu'une alerte à la bombe avait eu lieu et que
tout le monde devait être évacué de la projection.
Ces
perturbations sont ce que les membres de « Coming Out » espèrent éviter
pendant le QueerFest. Ils font leur possible pour veiller à ce que tout
soit «
convenable » malgré la législation de plus en plus restrictive. Les
organisateurs de festivals marchent sur la corde raide, soucieux de ne
pas enfreindre la loi, mais sans vouloir envoyer à la communauté LGBT le
message qu'ils sont d'accord avec ce qu'elle représente.
«
L'effet le plus grave de la loi sur la propagande est qu'elle justifie
une attitude homophobe et donne le feu vert à la violence homophobe »,
m'a confié Polina.
Elle et d'autres militants LGBT luttent pour modifier cette tendance.
«
Nous sommes en Russie, nous aimons notre pays et travaillons à
l'améliorer. La défense des droits humains et des droits des LGBT
contribue à rendre la société russe meilleure », a-t-elle ajouté.
L'objectif
: une société où un festival de cinéma peut se dérouler sans alertes à
la bombe. Une société où tout le monde est libre de parler de soi, sans
être taxé de « propagande ». Une société où tout
le monde peut danser un tango sensuel, avec un ou une partenaire de son
choix, sans craindre d'être attaqué ou tué pour cela.
Bien que
l'espace accordé à la liberté d'expression diminue rapidement, de
nombreuses personnes en Russie n'hésitent pas à dire ce qu'elles
pensent. Du 6 au 12 octobre, des militants d'Amnesty International les
soutiendront en manifestant leur solidarité durant une semaine d'action
organisée afin que les dirigeants russes sachent que le reste du monde
ne restera pas silencieux. Plus d'informations sur
www.amnesty.org/Speak-Out-Russia à partir du 1er octobre.